Le Shift Project alerte sur la croissance des centres de données et propose, dans son rapport, de limiter leur consommation d’électricité en définissant « une consommation électrique plafond » pour le secteur.
Cette position entre en contradiction avec celle de l’Agence internationale de l’énergie (IEA) ; sauf si le Shift Project précise que son plafond viserait uniquement les centres de données à charge rigide, et non ceux dont la consommation est flexible.
Car l’IEA [1], comme les gestionnaires de réseaux [2], recommande au contraire d’augmenter la consommation flexible pour intégrer davantage d’énergies renouvelables.

Cette idée, selon laquelle plus de consommation flexible peut éviter des émissions,
est précisément documentée par le rapport du Bitcoin Policy Institute (BPI), que nous rendons disponible en français ici. En comparant deux profils de consommation radicalement différents — d’un côté, les centres de données d’IA, à charge continue et rigide ; de l’autre, le minage de Bitcoin, dont la consommation est hautement flexible et peut s’effacer en période de tension — ce rapport éclaire l’angle mort du rapport du Shift Project.
1) Le diagnostic du Shift Project : croissance et tensions d’usage
La conclusion du Shift Project est sans ambiguïté : la trajectoire actuelle des centres de données n’est pas soutenable. Leur rapport chiffre la consommation mondiale à 530 TWh en 2023, déjà en forte hausse, et projette un quasi-triplement à l’horizon 2035.

De ce constat, le Shift Project produit une recommandation : instaurer un plafond de consommation électrique pour le secteur, une « trajectoire plafond » à l’échelle mondiale, afin d’éviter que cette charge croissante ne déstabilise les systèmes électriques et n’explose le budget carbone.

Le Shift Project inclut Bitcoin dans les volumes (Figure 10), mais l’écarte de l’analyse qualitative, ce qui rend leur recommandation ambiguë. Demande-t-il aussi un plafond de consommation pour les centres de données flexibles ?
Un plafond uniforme, s’il n’intègre pas la flexibilité, pénaliserait les charges effaçables autant que les charges rigides, alors que leur développement est nécessaires [1-2].
2) Tous les kWh ne se valent pas
L’électricité n’est pas fongible dans le temps ni dans l’espace. Le prix observé sur le marché spot le montre : il varie en permanence. À l’échelle horaire du marché spot, l’électricité est parmi les marchés les plus volatils au monde (bien au-delà du bitcoin) pour cette raison : sa nature non-fongible. Dit simplement, ce qui compte davantage que la quantité consommée, c’est le moment et le lieu où cette consommation a lieu.

Or, et c’est la beauté du marché européen de l’électricité aujourd’hui, le signal-prix est aussi, dans la plupart des cas, étroitement corrélé au signal-carbone (même si cette relation varie selon les pays et les périodes).

À l’échelle horaire, déplacer 1 MWh d’une heure carbonée vers une heure bas-carbone réduit directement les émissions. C’est la différence moyenne vs marge : les émissions marginales varient fortement selon l’heure et le lieu [3].
À l’échelle du système, ce n’est pas la consommation brute qui déstabilise, mais l’incapacité à la moduler ; d’où l’appel de l’IEA à mieux rémunérer la flexibilité [4].
3) Les centres de données flexibles
Les centres de données ? Quand on parle de charge flexible à grande échelle aujourd’hui, on parle quasi exclusivement du minage de Bitcoin.

Figure — Cambridge (2025), “Power Allocation Across Business Activities” : dans l’échantillon 2024, 98,5 % de la puissance déclarée est allouée au minage de Bitcoin (autres cryptos : ≈ 1,05 % ; HPC : ≈ 0,45 %) [5].
Si l’on cherche des « centres de données flexibles” déjà industriels, le cas d’usage dominant est Bitcoin.
Le Shift Project cite Cambridge dans son rapport, mais sans reprendre leurs résultats les plus récents. Pour le lecteur, il est utile de savoir que Cambridge montre pour le minage 1) une consommation en hausse, 2) une baisse de la part fossile avec un mix désormais majoritairement bas-carbone, et 3) une dynamique tirée par la concurrence sur l’électricité la moins chère, qui oriente structurellement le minage vers les surplus bas-coût/bas-carbone.
Autrement dit, selon Cambridge, la hausse de la consommation électrique du réseau Bitcoin ne s’accompagne pas d’une hausse proportionnelle de son empreinte carbone : au contraire, l’intensité carbone moyenne du mix tend à diminuer à mesure que le minage migre vers des zones d’électricité bon marché et bas-carbone [5].
C’est aussi ce que confirme le rapport du Bitcoin Policy Institute (2024) que nous rendons disponible en français. Sur dix opérateurs nord-américains étudiés par Margot Paez et Troy Cross, les chercheurs observent des effacements fréquents lors des périodes de tension sur le réseau, ce qui a pour effet d’éviter des émissions.
Leur thèse est claire : compter les TWh ne suffit pas ; ce qui détermine l’impact, c’est le profil de consommation — autrement dit, la manière dont la charge réagit au réseau [6].
A-t-on affaire à une sauterelle (centre de données traditionnel, charge rigide) ou à un scarabée bousier (minage de Bitcoin, charge flexible qui s’efface en pointe et absorbe les surplus) ?

Le Shift Project a raison, dans le cadre analytique qu’il adopte, de ne pas intégrer le minage de Bitcoin : son rapport traite de la boucle usages ↔ capacités du numérique « classique » (plus d’usages → plus de centres → encore plus d’usages), ce qui explique la croissance et les effets rebond associés. Cette grille d’analyse ne s’applique pas au minage de Bitcoin, dont la dynamique est inverse.

Le minage de Bitcoin fonctionne autrement, pour des raisons structurelles :
- c’est un processus protocolaire sans « débit d’usage » côté client final ; ajouter des machines n’accroît pas des usages
- la difficulté absorbe la capacité et réduit la marge quand on ajoute des serveurs : la boucle d’équilibre est économique (prix de l’électricité / rentabilité), pas « usages → capacités ».
Analytiquement, il ne relève pas de la boucle usages↔capacités décrite par le Shift ; le traiter à part est donc cohérent sur le plan méthodologique.
Mais du point de vue du système électrique, c’est précisément une charge flexible : elle se coupe en pointe et absorbe les surplus. C’est ce levier (absent du périmètre du Shift Project) qui mérite d’être clarifié dans ses préconisations réglementaires [7].
4) Pour une clarification des recommandations du Shift Project
Pourquoi un « plafond aveugle » serait contre-productif pour les centres de données flexibles
Un plafond appliqué indistinctement à toutes les consommations de calcul :
- Confond volume et profil : il pénalise autant la charge rigide 24/7 que la charge effaçable qui s’arrête en pointe et absorbe les excédents [8].
- Supprime l’acheteur de dernier recours : moins d’absorption des surplus → plus d’ENR/hydro/nucléaire modulé, moins d’investissements dé-risqués [9].
- Monte l’empreinte marginale : en pointe, on appellera davantage les moyens fossiles faute d’effacement disponible [8 et 10].
- Renchérit les coûts pour tous : moins de valorisation des heures à prix très bas → moins de recettes pour amortir les coûts fixes du système → pression haussière sur les tarifs [11].
En bref : appliquer le même remède à des charges opposées par nature conduit à l’effet inverse de celui recherché côté décarbonation et sécurité du réseau.
Évidemment, nous n’apprenons rien au Shift Project en écrivant cela ; c’est cohérent avec le cadre analytique qu’ils se sont donné.
Mais dans une étude portant sur l’impact énergétique des centres de données, le choix d’exclure un acteur représentant près de 30 % de la consommation du secteur mérite d’être explicitement assumé.
Le Shift Project gagnerait à clarifier — pour éviter un contresens politique — le périmètre de son « plafond » et à confirmer qu’il ne s’applique pas aux charges flexibles, essentiellement le minage de Bitcoin.
Conclusion
Le Shift a une influence notable sur le débat public. Sans clarification explicite, un plafond indifférencié risquerait de pénaliser les centres de données flexibles, qui ne concurrencent pas les autres usages en pointe, mais au contraire accélèrent l’intégration des moyens bas-carbone et réduisent les émissions marginales.
Nous les invitons donc à préciser leur position afin que, si des mesures de plafonnement devaient être envisagées à la suite de ce rapport, elles soient cohérentes avec leur propre grille d’analyse, tout en favorisant la flexibilité, un levier important de la décarbonation.
[2] ENTSO‑E & EU DSO Entity, « DSO Entity and ENTSO‑E submit Joint Network Code on Demand Response », 8 mai 2024 ; RTE – Réseau de transport d’électricité, Bilan prévisionnel 2023‑2035 — Principaux résultats, 27 mai 2024, p. 51 et p. 55.
[3] Joint Research Centre (Commission européenne) & ACER, Marginal pricing in electricity markets: benefits and challenges, JRC Technical Report 134300, 2022, p. 4 ; National Renewable Energy Laboratory (NREL), Aligning Demand Response with Electricity Marginal Emissions to Achieve Carbon Goals, OSTI.gov, 2021.
[4] International Energy Agency (IEA), Introduction to System Integration of Renewables: Technology Options, 2020 ; IEA 4E / EDNA, Flexibility Platforms: Current Status and Future Outlook, 2025.
[6] Bitcoin Policy Institute, Comment la flexibilité du minage de Bitcoin réduit les émissions de carbone. Impacts énergétiques actuels et futurs de l’intelligence artificielle et du minage de Bitcoin, 2024, traduction française de l’INBi ; version originale : How Bitcoin Mining Reduces Carbon Emissions: Current and Future Energy Impacts of AI and Bitcoin Mining, Bitcoin Policy Institute, 2024.
[8] Bruno A., Weber P., Yates A. J., Can Bitcoin Mining Increase Renewable Capacity?, Resource & Energy Economics, 2024 ; Menati A., Xie L., et al., High-Resolution Modelling and Analysis of Cryptocurrency Mining’s Impact on Power Grids: Carbon Footprint, Reliability, and Electricity Price, Advances in Applied Energy, 2023 ; Ibañez J. I., Freier A., Bitcoin’s Carbon Footprint Revisited: Proof-of-Work Mining for Renewable Energy Expansion, Challenges, 2023.
[9] Lal A., You F., Can Bitcoin Mining Empower Energy Transition and Fuel SDGs in the US?, Journal of Cleaner Production, 2024 ; Lal A., Zhu J., You F., From Mining to Mitigation: How Bitcoin Can Support Renewable Energy Development and Climate Action, ACS Sustainable Chemistry & Engineering, 2023.
[11] Hajiaghapour M., Haghifam M.-R., et al., Cryptocurrency Mining as a Novel Virtual Energy Storage System in Islanded and Grid-Connected Microgrids, International Journal of Electrical Power & Energy Systems, 2023 ; Lal A., Zhu J., You F., From Mining to Mitigation: How Bitcoin Can Support Renewable Energy Development and Climate Action, ACS Sustainable Chemistry & Engineering, 2023.
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