« Bitcoin, paradis des criminels », « l’outil rêvé pour blanchir de l’argent », « les trafiquants ne jurent plus que par les cryptos » : ces formules, qui ne sont ni nouvelles ni fondées, refont régulièrement surface dans certaines rédactions dès qu’il est question de cryptomonnaies, brandies avec la même évidence trompeuse que la chute d’une pomme sous l’effet de la gravité.
Pourquoi se fatiguer à vérifier ce qui semble couler de source ? Cette rhétorique répétitive de l’affirmation péremptoire, parfois déguisée en interrogation anodine, parfois déclinée en opinion outrancière, dessine pourtant un tableau alarmiste sans la moindre fondation factuelle.
Elle laisse croire au grand public — criminels amateurs inclus — que cet écosystème serait intrinsèquement corrompu, que ses acteurs seraient nécessairement riches et vulnérables, et que le bitcoin serait l’outil idéal pour le crime parfait.
Les faits sont têtus :
0,14 % seulement des flux enregistrés sur la blockchain en 2024 proviennent d’activités illicites, selon le Crypto Crime Report 2025 de Chainalysis [1].
Le National Money Laundering Risk Assessment 2024 du Trésor américain précise que le blanchiment via actifs virtuels est « far below fiat currency » [2].
Le National Risk Assessment: Risk of Money Laundering through Crypto-Assets 2024 de la Confédération suisse indique que l’essentiel des mouvements d’argent d’origine criminelle passe par le secteur bancaire et les espèces [3].
Bien que ne citant pas directement de sources, même le Garde des Sceaux, lors de sa conférence de presse du 22 mai 2025, a reconnu que les cryptomonnaies ne sont pas le canal privilégié du blanchiment [4].
Affirmer que « les cryptos sont l’outil préféré des criminels » est factuellement inexact.
Que fait-on quand les faits contredisent les antennes ?
De la même manière qu’il y a deux mois nous avions saisi l’Arcom suite à des propos de Christine Ockrent sur France Culture — celle-ci affirmant que les cryptomonnaies « facilitent visiblement le blanchiment d’argent » sans apporter le moindre élément permettant de vérifier cette affirmation — [5], nous sollicitons aujourd’hui le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) afin qu’il se saisisse de ce sujet.
Il nous semble essentiel que les journalistes concernés soient invités soit à produire des sources concrètes à l’appui de leurs affirmations, soit, à défaut, à publier une rectification.
La forme imposée par la saisine, ainsi que la limite compréhensible du nombre de saisines annuelles au CDJM, nous contraignent à nous concentrer sur une séquence précise, représentative d’un problème récurrent.
Le 16 mai 2025, sur l’émission « BFM Story », le journaliste Frédéric Saliba a déclaré « la cryptomonnaie est un système prisé par les narcotrafiquants » et « ils utilisent ces moyens pour blanchir de l’argent » [6].
Nous mettons en libre téléchargement notre saisine. Toute lectrice ou lecteur qui souhaiterait déposer une plainte analogue — sur une autre émission, un autre journaliste — peut reprendre ce modèle, l’adapter et agir à son tour. Ainsi, chaque séquence litigieuse trouvera son chemin vers l’organe compétent, sans dépasser le cadre raisonnable fixé par le CDJM.
Une démarche pro-journalisme, pas anti-journalistes
L’INBi place l’information rigoureuse au cœur de sa mission. Sur ces dix derniers jours, plusieurs rédactions ont fait la preuve qu’un traitement sérieux du sujet est possible.
Notre saisine ne vise donc pas « les médias » en bloc ; elle pointe des méthodes qui finissent par discréditer tout le métier : l’affirmation péremptoire sans source ou, dans le cas ci-dessous du journaliste Frédéric Filloux, l’« argument d’autorité » fondé sur… son fil Apple News personnalisé [7].
Autrement dit, un algorithme privé, façonné par ses propres clics, devient un indicateur statistique universel. Ironie supplémentaire : M. Filloux enseignait encore récemment à Sciences Po Paris… le journalisme.

Doit-on rappeler pourquoi c’est un problème ?
Une véritable source ne se limite jamais à « un pair » ou à « un autre article ». Le travail journalistique consiste à remonter la chaîne des citations jusqu’aux données primaires : rapports publics, décisions de justice, bases chiffrées. Sans cette étape, on bascule dans un vase clos où des journalistes se citent mutuellement, l’information tournant en boucle sans racine factuelle [8].
Vérifier, contextualiser, c’est aller chercher l’endroit où la statistique est produite, la page où le chiffre est publié, le document dont on peut contrôler la méthodologie [9].
C’est pour rappeler cette règle élémentaire que nous saisissons le CDJM. Pour défendre la crédibilité des nombreux journalistes qui, eux, respectent le chemin critique jusqu’à la source [10].
Merci à eux.
[1] Chainalysis, The 2025 Crypto Crime Report, p. 4.
[2] U.S. Department of the Treasury, National Money Laundering Risk Assessment 2024, juillet 2024, p. 4.
[4] Grégory Raymond, « C’est le cash qui est utilisé par les criminels », 22 mai 2025, X.
[5] L’INBi saisit l’Arcom, X, 25 mars 2025. / L’INBi saisit l’Arcom, Linkedin, 25 mars 2025.
[6] « Story 1 : Faut-il protéger les entrepreneurs de la crypto ? », BFMTV, 15 mai 2025.
[7] Frédéric Filloux, « Comment la crypto a attiré le grand banditisme », Episodiques, 15 mai 2025.
[8] La Charte d’éthique professionnelle des journalistes de 1918, remaniée en 1938 et 2011.
[9] La Déclaration des droits et devoirs des journalistes, dite « Déclaration de Munich » de 1971.
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