Illustration issue de l’article « Pourquoi faut-il arrêter d’opposer le nucléaire et le renouvelable ? » sur le site Ekwateur

La modulation nucléaire, ou suivi de charge, consiste à ajuster volontairement la puissance d’un réacteur nucléaire pendant de courtes périodes (quelques heures), sans arrêt complet [1]​

Historiquement, cette pratique est devenue une spécificité française en raison d’un parc nucléaire très prépondérant (environ 75 % du mix électrique)​. Pour adapter la production à la consommation nocturne ou de week-end et, depuis une décennie, pour s’effacer devant la production intermittente des énergies renouvelables (EnR) prioritaires sur le réseau, EDF module à la baisse la puissance de nombreux réacteurs​.

Toutefois, privilégier ce pilotage fin plutôt que d’exploiter les réacteurs en base en vendant les surplus à des consommateurs flexibles constitue une aberration économique.

Au cœur du problème se trouve la structure des coûts du nucléaire. Environ 90 % des coûts d’une centrale nucléaire sont fixes (investissement, personnel, maintenance), les coûts variables (combustible) étant faibles​. 

Il est donc impératif, pour la viabilité économique, de produire un maximum de MWh. Dès qu’un réacteur tourne en dessous de sa pleine puissance, son coût de production du MWh augmente en flèche tandis que ses recettes baissent

Autrement dit, amortir une centrale nucléaire sur moins d’électricité qu’elle ne pourrait produire renchérit chaque kWh. Cette réalité explique qu’à l’international, on exploite les réacteurs majoritairement en base. Par exemple, aux États-Unis le facteur de charge moyen avoisine 90 % (Kd de 0,90 à 0,92) et chaque GW nucléaire y produit autour de 8 TWh par an, tandis qu’en France en 2021, le facteur de charge moyen est tombé sous 70 %, la production n’atteignant que 6 TWh par GW installé [2]​. 

La différence – environ 2 TWh de moins par GW chaque année – représente une énorme quantité d’électricité potentielle perdue. À titre d’exemple, le graphique ci-dessous illustre une situation typique lors d’un week-end estival en France, où la demande d’électricité faible, conjuguée à une forte production d’EnR, réduit drastiquement l’appel au nucléaire en milieu de journée, forçant une baisse de charge des réacteurs (zone orange) pour laisser la place aux EnR intermittentes.

Du point de vue financier, la modulation inflige des coûts inutiles à l’exploitant et à la collectivité. D’abord, en renonçant à produire ces TWh pourtant disponibles, EDF subit un manque à gagner important

Une estimation prudente [3] indique que la modulation entraîne chaque année environ 35 TWh d’électricité nucléaire non produits. Toutefois, en extrapolant à partir des ambitions affichées par Luc Rémont, PDG d’EDF, d’augmenter la consommation française de 150 TWh [4], ce chiffre pourrait théoriquement atteindre justement 150 TWh de potentiel nucléaire inexploité par an.

L’analyse récente de l’INBi sur les données RTE du deuxième trimestre 2024 [7] semble confirmer cette hypothèse haute, avec un écart annualisé de près de 157,84 TWh entre la production réelle et la production théorique à 90 % de facteur de charge [6] (soit à l’heure de l’écriture de cet article environ la consommation annuelle du réseau Bitcoin [8]).

Ce manque à gagner affaiblit directement la capacité financière d’EDF à investir et à maintenir son parc nucléaire. Ensuite, ces pertes de revenus renchérissent mécaniquement le coût du MWh nucléaire livré pour EDF et pour le consommateur, puisque les charges fixes demeurent et doivent être réparties sur un volume de production réduit​. 

En d’autres termes, l’électricité nucléaire modulée coûte sensiblement plus cher que la même électricité en fonctionnement en base. Le tableau ci-dessous synthétise ces impacts économiques en comparant une exploitation « optimale » du parc et la réalité française récente :

Indicateur (par réacteur)Exploitation en base (optimale)Exploitation modulée (France ces dernières années)
Facteur de charge (Kd)~90 %​ [6]<70 %​ [6]
Production annuelle par GW~8 TWh​ [2]~6 TWh​ [2]
Coût moyen du MWhIndex 100 (base)+30 % (hausse due aux coûts fixes dilués)​ [2]
Manque à gagner annuel (2024)3,88 Mds € (prix de vente aux mineurs de 30 €/MWh)​ [10]

Enfin, la modulation induit des coûts opérationnels supplémentaires. Les variations de puissance fréquentes perturbent la gestion optimale du parc : il faut mobiliser du personnel en salle de commande pour piloter les baisses et hausses de charge, ce qui exclut toute autre activité pendant ces manœuvres​ [9]. 

Les ajustements de dernière minute désorganisent la planification des travaux et des maintenances, obligeant à décaler ou accélérer certaines interventions [9]​. 

De plus, si la modulation devient très profonde, on en vient à arrêter complètement des réacteurs sur de courtes périodes, ce qui est une opération lourde (un redémarrage prend plus de 24h)​. 

Par exemple, le 31 décembre 2022, face à une demande basse (49 GW) et une production éolienne élevée (16 GW ce jour-là), EDF a dû mettre à l’arrêt plus d’une dizaine de réacteurs déjà relancés pour l’hiver, afin de baisser la puissance nucléaire disponible de 45 GW à seulement 27 GW​ [2]. 

Ces arrêts à chaud de courte durée sont doublement pénalisants : ils occasionnent une usure thermique inutile [9] [10] et privent EDF de ventes alors même que la capacité était prête. 

Le nucléaire modulé cumule donc les inconvénients : il est bridé en cas d’excès d’offre, et pleinement sollicité en cas de pénurie – dans tous les cas avec des cycles stressants et coûteux.

En regard des données, il ne fait aucun doute que la modulation affaiblit lourdement la compétitivité économique du parc nucléaire. Elle se traduit par des pertes de revenus massives et un coût de production du kWh nucléaire artificiellement alourdi, sans apporter de bénéfice au consommateur. Jean-Jacques Nieuviaert (Société d’Études et Prospective Énergétique) résume ainsi : « Une modulation amplifiée est synonyme de hausse des coûts et de pertes massives de revenus pour EDF »​ [2]. 

Illustration issue du rapport 2024 de l’IGSNR

À long terme, un modèle reposant sur la modulation permanente du nucléaire est insoutenable : il érode la rentabilité d’EDF, compromet sa capacité à investir (par exemple dans de nouveaux réacteurs) et finit par renchérir la facture d’électricité nationale. 

La seule voie pérenne consiste à minimiser ces ajustements coûteux – via entre autre le stockage, une meilleure gestion de la demande, et en premier puis en dernier recours avec le minage de Bitcoin [11] – afin d’exploiter pleinement l’atout d’un parc nucléaire amorti. À défaut, persister dans le cycle infernal de la modulation mènerait à une impasse économique où tout le monde serait perdant : EDF, les consommateurs, et même la transition énergétique faute de moyens financiers suffisants. 

En conclusion, persister dans la modulation intensive du parc nucléaire conduit inévitablement à une impasse économique et opérationnelle, affaiblissant EDF, augmentant les prix pour le consommateur, et limitant la capacité d’investissement de la France dans sa propre transition énergétique. Il devient donc impératif pour les décideurs politiques d’intégrer dès à présent le minage de Bitcoin dans l’éventail des solutions de flexibilité, au même titre que le stockage ou la gestion active de la demande. Grâce à ses caractéristiques uniques [11], le minage constitue non seulement une solution immédiate pour valoriser les surplus, mais également un moyen de renforcer durablement la robustesse économique et technique du parc nucléaire français.

[1] https://www.oecd-nea.org/nea-news/2011/29-2/aen-infos-suivi-charge-29-2.pdf

[2] https://www.lemondedelenergie.com/modulation-nucleaire-risque-majeur/2023/02/09/

[3] Emeric de Vigan & Alessandro Armenia, Is nuclear a flexible resource for the power mix?, Kpler power, October 2024, p14 : “an average cumulative daily ramp down activity of 4 GW per day”. Soit 4GW*24*365=35 TWh/an.   

[4]https://www.lefigaro.fr/economie/le-patron-d-edf-en-operation-seduction-pour-attirer-les-data-centers-20250130

[5] https://www.rte-france.com/eco2mix/telecharger-les-indicateurs

[6] https://www.senat.fr/rap/r23-714-1/r23-714-149.html “le facteur de charge moyen observé […] plus de 90 % dans des pays comme les Etats-Unis, la Finlande, la Hongrie ou la Slovaquie.”

[7] Après avoir téléchargé l’ensemble des données de production quotidienne pour Q2 2024 sur le site de RTE [5], l’INBi a comparé la production réelle du nucléaire constatée sur le trimestre à la production maximale théorique du parc, en considérant que celui-ci devait correspondre à un taux de charge de 90% [6]. L’écart ainsi constatée pour Q2 2024 est de 39,46 TWh, ce qui correspond à 157,84 TWh en annualisé.

[8] https://ccaf.io/cbnsi/cbeci

[9] Amiral (2S) Jean Casabianca, Rapport de l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection, 2024. Disponible sur : https://igsnr.com/wp-content/uploads/2025/02/Rapport-IGSNR-2024.pdf

[10] Article de l’INBi à paraître le 13 mars 2025 

[11] Juan Ignacio Ibañez & Alexander Fre, A., Bitcoin’s Carbon Footprint Revisited: Proof of Work Mining for Renewable Energy Expansion, University College London, Août 2023. Disponible sur : https://doi.org/10.3390/challe15010035

Catégories : Nucléaire

1 commentaire

Satoshi Nakamoto · 11 mars 2025 à 14h02

Excellente idée !

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