
La modulation de puissance des centrales nucléaires, c’est-à-dire l’ajustement à la baisse volontaire de leur production, est courante en France pour s’adapter aux fluctuations de la demande et à l’intermittence des énergies renouvelables.
Historiquement, les exploitants nucléaires ont privilégié le fonctionnement en base de leurs réacteurs. Hormis en France, où la modulation est pratiquée depuis les années 1980 en raison d’un parc nucléaire très largement dimensionné par rapport à la demande ; ailleurs, elle restait rare car depuis les débuts de l’industrie on a considéré qu’il était optimal économiquement de faire tourner une centrale nucléaire à pleine puissance en permanence.

Cependant avec le vieillissement du parc et l’essor des énergies renouvelables intermittentes pendant la décennie 2010, un autre argument que celui économique s’est fait entendre contre le suivi de charge.
C’est l’argument technique, aujourd’hui au cœur d’un débat intense. Si on modifie souvent la charge, on risque de consommer davantage du potentiel de vie des équipements.
1. La modulation accélère-t-elle l’usure des réacteurs nucléaires ?
Mécanismes physiques d’usure liés au suivi de charge.
L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) dans son rapport de 2018 Non-baseload Operation in Nuclear Power Plants: Load Following and Frequency Control Modes of Flexible Operation identifie parmi les effets négatifs potentiels de la modulation l’usure des matériaux métalliques, la corrosion et le vieillissement prématuré de composants, impliquant in fine des exigences de maintenance accrues pour la centrale.
L’AIEA précise que les cycles de charge répétés peuvent engendrer des gradients de température importants, notamment entre la cuve du réacteur, les boucles d’eau chaude et les générateurs de vapeur, favorisant des phénomènes de fatigue thermomécanique au niveau de certaines soudures ou jonctions.
Par ailleurs, les variations rapides de régime peuvent s’accompagner de vibrations et de fluctuations des conditions hydrauliques, là encore susceptibles de provoquer érosion et usure. Bien que les réacteurs soient conçus avec des marges pour un certain nombre de cycles de charge, l’AIEA indique que dépasser ces profils d’utilisation ou moduler plus intensivement que prévu peut accélérer le vieillissement d’une partie des équipements [3].

En pratique, une usure prématurée se traduit par des arrêts supplémentaires, une disponibilité réduite du parc, et donc des coûts accrus de maintenance et une production d’électricité moindre sur la durée de vie initialement prévue.
The Office of Technology Assessment at the German Bundestag (TAB) arrivait à des conclusions similaires en mars 2017 dans son rapport Load-following capability of German nuclear power plants. On peut y lire que l’industrie nucléaire allemande a constaté, lors d’études sur la flexibilité, des signes de fatigue sur les mécanismes d’insertion des barres de contrôle, un stress thermique sur certaines zones de la cuve pouvant endommager les gaines de combustible, ainsi qu’une augmentation de l’érosion-corrosion dans les circuits soumis à des gradients thermiques fréquents [4].
Sachant cela, est-il raisonnable d’intensifier la modulation de nos réacteurs, au risque d’écourter leur durée de vie ?
De nombreux experts affirment aujourd’hui qu’une modulation fréquente ajoute des contraintes supplémentaires aux installations nucléaires, même si l’ampleur réelle sur leur durée de vie demeure débattue. Ce constat n’est pas lié à une opposition aux renouvelables, comme l’illustre la position d’Yves Marignac, favorable à un scénario 100% EnR [5].
2. La modulation est-elle le seul facteur en cause dans l’usure prématurée des réacteurs ?
Des particularités de conception ou de fabrication des réacteurs pourraient expliquer en partie les problèmes récents. Chaque palier de réacteur (900 MW, 1300 MW, 1450 MW) présente des spécificités de design et d’alliages. Il est possible que certaines zones sensibles – par exemple des soudures ou des coudes de tuyauterie soumis à des concentrations de contraintes – aient été prédisposées aux fissurations indépendamment du suivi de charge. Dans le cas des corrosions sous contrainte découvertes, des analyses sont en cours pour déterminer si des facteurs comme l’historique de fabrication et de réparation des soudures ou des effets thermo-hydrauliques (par exemple des zones de stagnation ou de stratification de l’écoulement) ont pu initier les microfissures observées [6].
En somme, la modulation pourrait n’être qu’un facteur aggravant venant s’ajouter à des fragilités préexistantes du système.
EDF se veut rassurant et affirme maîtriser la modulation grâce à un suivi rigoureux des contraintes subies par les composants critiques. Selon Morilhat et al. (2019), les centrales nucléaires françaises disposent d’une flexibilité opérationnelle spécifiquement étudiée dès leur conception, avec des protocoles précis permettant des modulations fréquentes tout en limitant les effets néfastes sur la durée de vie des réacteurs [7].

Schéma des principaux paramètres influençant la flexibilité opérationnelle d’un réacteur nucléaire français (d’après Morilhat et al., 2019).
« Aujourd’hui, les modulations que l’on nous demande n’ont pas de conséquence sur l’outil industriel » indiquait Cédric Lewandowski, directeur exécutif du groupe, lors d’une audition sénatoriale en avril 2024, et il ajoutait qu’un « volant de deux baisses par jour est tout à fait acceptable » [8].
EDF programme ses modulations de façon anticipée afin de respecter les profils de démarrage et les contraintes thermiques admissibles mais reconnaît que ces épisodes vont devenir « plus fréquents et plus profonds » avec le développement des EnR [9].
Toutefois, officiellement, Mr Lewandowski se dit confiant dans la capacité de ses réacteurs à atteindre voire dépasser 60 ans de fonctionnement, tout en modulant si nécessaire.
L’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) pour sa part appelait dans son avis du 13 juin 2023 EDF à étudier « l’impact à long terme de l’augmentation du fonctionnement en suivi de charge, qui peuvent conduire à des vieillissements plus importants de certains composants des réacteurs [10] ».
Le rapport 2024 de l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection est plus tranché sur la question : « le suivi de charge a forcément un impact sur la machine, plus fréquemment sollicitée par des cyclages profonds[11] ».
3. Moduler au risque d’user prématurément : le jeu en vaut-il la chandelle ?
Un risque économique majeur en cas d’usure accélérée.
Compte tenu des incertitudes entourant l’impact précis du suivi de charge, peut-on réellement prendre le risque d’accroître la modulation au détriment potentiel de la durée de vie des réacteurs ? Chaque année de fonctionnement perdue représente plusieurs TWh non produits et donc des milliards d’euros de revenus perdus.
Par exemple, un réacteur nucléaire de 1 GW arrêté dix ans plus tôt que prévu (par exemple à 50 ans au lieu de 60 ans) signifie 60 à 80 TWh d’électricité perdue, soit 3 à 4 milliards d’euros de revenus en moins. À l’échelle du parc français, l’impact financier de telles réductions serait colossal : on parle potentiellement de centaines de milliards d’euros à compenser.
D’autre part, cette électricité non produite devrait être remplacée par d’autres solutions, souvent coûteuses : nouvelles centrales nucléaires, recours aux énergies fossiles ou importations massives, au détriment de la souveraineté énergétique et du climat.
Pourtant, la flexibilité du parc nucléaire français, unique au monde par son ampleur, est loin d’être exclusivement une faiblesse. Elle a permis jusqu’ici de stabiliser le réseau tout en intégrant efficacement les EnR. Et demain, face à d’éventuelles tensions géopolitiques (imaginons une rupture majeure dans notre approvisionnement en uranium, par exemple), cette diversité des moyens de production pourrait s’avérer cruciale. Comme le souligne Kenji Tateiwa, ingénieur nucléaire chez Tepco (qui expérimente depuis 2020 le minage de Bitcoin avec les surplus d’électricité au Japon et qui est à la tête du proof of concept Megawatt To Megahash avec la filiale Agile X depuis 2022 ), « la résilience d’un réseau tient à sa diversité de moyens de production disponibles » [12].
Mais maintenant en 2025, alors qu’une alternative à la modulation existe, pourquoi ne pas l’exploiter ?
Plutôt que de moduler les réacteurs nucléaires lors des creux de consommation ou des pics de production renouvelable, il suffit de maintenir les réacteurs à puissance constante et d’écouler l’électricité excédentaire vers un usage flexible, facilement interruptible et créateur de valeur. Le minage de Bitcoin est le candidat tout désigné [13] : il s’agit d’une activité énergivore qui peut être ajustée en temps réel en fonction de la disponibilité d’électricité.

Kenji Tateiwa, ingénieur nucléaire japonais, chargé du démantèlement des réacteurs de Fukushima Daiichi. Dès 2018, il propose à sa hiérarchie d’exploiter le minage de Bitcoin. Sa mission depuis : équilibrer le réseau électrique japonais et renforcer sa résilience.
En clair, le minage est pour EDF un pari forcément gagnant :
- Si la modulation dégrade effectivement les réacteurs, le minage protège leur intégrité technique, évitant ainsi des pertes économiques considérables liées aux arrêts prématurés, tout en générant des revenus importants.
- Si la modulation se révèle finalement peu nuisible, EDF aura juste valorisé une électricité à coût fixe élevé mais à faible coût variable jusque-là non produite, avec des milliards d’euros de revenus à la clé.
Rien à perdre, beaucoup à gagner. Un pari asymétrique par excellence.
[1] Emeric de Vigan, Facteur de charge nucléaire – France – Source EDF, X, 12 mars 2025.
[7] Patrick Morilhat et al., Nuclear Power Plant flexibility at EDF, 2019.
[13] Traduction du tableau « Unique characteristics of Bitcoin mining » par l’INBi à paraître le 27 mars, extrait du papier académique revu par des pairs : Juan Ignacio Ibañez and Alexander Freier, Bitcoin’s Carbon Footprint Revisited: Proof of Work Mining for Renewable Energy Expansion, University College London, juillet 2023.
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